Marlène - La sucrerie
Je me souviens de ce jour comme si c’était hier : mes deux sœurs et moi à l’arrière de la charrette, mon père qui conduisait l’attelage et ma mère assise à côté de lui. On avait dû vendre la ferme et un ami de mon père lui avait dit qu’il y avait du travail dans le nord de la France alors on est parti pour tenter notre chance. Je m’en souviens comme si c’était hier, le soleil brillait, le ciel était bleu azur et on s’amusait à décrire les formes des nuages qui filaient de temps à autre, silencieusement au-dessus de nos têtes.
Et puis le village où on devait s’installer est apparu, entouré de champs de blé, de tournesols et de coquelicots. On aurait dit un tableau. On était arrivés à Dorignies. Et c’est dans ce petit village qu’on a dû reconstruire nos vies, ma famille et moi. Mon père n’a pas tardé à trouver du travail à la sucrerie, ma mère, elle, a commencé à travailler pour une famille riche du village, et mes sœurs et moi on est rentrées à l’école.
Tout était nouveau pour nous mais on s’est vite habituées, il faut dire que les gens étaient gentils. Et j’ai gravé dans ma mémoire le chemin de l’école, avec les deux immenses cheminées de la sucrerie et leurs fumées, tantôt blanchâtres, tantôt grisâtres, selon le temps qu’il faisait, et surtout cette odeur si particulière de la betterave à sucre.
Cette odeur qui nous suivait partout, qui imprégnait nos vêtements et nos vies et ben, vous savez quoi ? Cette odeur j’ai appris à l’aimer ! Et quand je ferme les yeux elle accompagne tous mes souvenirs : les tables installées à l’ombre des grands chênes, les femmes qui préparaient le repas : du poulet, du lapin, des pommes de terre et des tartes. Quand j’y pense j’en ai l’eau à la bouche. Les hommes, de leur côté, qui se racontaient leur journée en fumant la pipe et en buvant des boissons qui leur faisaient oublier leur mal de dos, leur mains coupées et parfois même leur nom et leur adresse !
Et pendant ce temps avec les enfants du village on jouait avec des grands cerceaux, qu’on faisait danser à l’aide d’un bâton...
Ah comme on était bien, on étaient des étrangers partis sans rien et Dorignies nous avait ouvert ses bras...
Ces personnes, ces odeurs, ces rires, cette douceur ! C’était ça la vie à Dorignies, et à chaque fois que je ferme les yeux, je peux les sentir, les voir...
Allez-y essayez... Fermez vos yeux, respirez, rêvez...